Albert Marcoeur & Quatuor Béla

Albert Marcoeur est de ceux qu’on appelle parfois les «musiciens premiers», un artiste qui est la propre fondation de son univers, sans influence encombrante ni référence de circonstance. Singulier par son art des assemblages qui frôlent l’absurde, Albert Marcoeur manipule la poésie et l’humour et s’obstine à relier ce que tout sépare.


Depuis les années 60, au sein d’obscurs groupes d’avant-rock, accompagnant les débuts de Bernard Lavilliers, dirigeant des fanfares, composant pour le théâtre ou le cinéma, collaborant avec le canal historique de l’avant-garde, colportant la bonne parole de la chanson française de traviole avec Dick Annegarn, Albert Marcoeur promène sa musique tel un Zappa de l’obscurité, sans étiquette, libre et inclassable, toujours avec élégance.
Sa rencontre avec le jeune Quatuor Béla coule de source. Adeptes des répertoires en mutation, ouverts aux projets mêlant les influences, ces quatre musiciens sont aussi à l’aise pour jouer Ligeti, Dutilleux ou Bartok que dans des collaborations qui les emmènent vers les musiques actuelles ou traditionnelles. Le mélange des univers érudits et ludiques d’Albert Marcoeur et du Quatuor Béla est un exemple de contre-pied créatif, une feinte imparable qui remet en jeu la pratique musicale et qui exhale un parfum de douce folie et de turbulence apprivoisée.

Quatuor Béla :
Julien Dieudegard : violon
Frédéric Aurier : violon
Julian Boutin : alto
Luc Dedreuil : violoncelle

Dans le cadre d’un Week-end singulier

interview d’Albert marcoeur

 

Qu’est-ce qui a nourri les textes de ce concert ?
Tout ce qui m’entoure, ce que je vois, ce que j’entends, ce que je sens. Tout ce qui m’éblouit, ce qui me crispe. Notre monde en souffrance, nos hypocrisies, nos mensonges, nos arlésiennes (le risque zéro, l’obsolescence programmée, les promesses environnementales). La surenchère de l’information. Une éclipse jugée comme la plus importante depuis… et bouchée par un temps couvert. Les interrogations d’un photographe de guerre. Les souvenirs du tubiste de la Fanfare des Laumes (F-21), de deux petits vieux qui ne se souviennent plus de grand chose, justement. Ce spectacle contiendra également quelques pièces de l’album précédent : La bourrée en la, Stock de statistiques, Le poète péruvien et deux pièces plus anciennes : Mon petit neveu et Déclaration officielle . Et pour compléter, deux nouveaux morceaux : le premier, consacré à toutes ces expressions utilisées à tout bout de champ et qui ne servent à pas grand-chose : Pirouettes pour des prunes . Le deuxième, instrumental, basé sur les ambivalences et les possibilités de rapprochements entre les cycles binaire et ternaire : Combinaison bi-polaire .


Votre parcours laisse entendre que vous aimez les nouvelles expériences artistiques. Qu’est-ce qui vous a attiré, qu’avez-vous développé dans votre collaboration avec le quatuor Béla ?

En 2006, Anne Bitran m’a commandé une musique pour quatuor à cordes destinée à soutenir son spectacle Machina Memorialis. Le Quatuor Béla a été créé pour cette occasion. Une autre collaboration a suivi en 2007 pour la musique du film de Jean-Pierre Darroussin Le Pressentiment. L’aventure a continué en 2008 avec l’enregistrement de l’album Travaux pratiques et les concerts qui se sont enchaînés ensuite. En 2011, le Quatuor Béla m’a commandé cinq pièces pour quatuor à cordes et voix : Les mouches, L’éclipse, Entretien, Les chemins de l’école, Les deux petits vieux.
Avant 2006, j’avais déjà travaillé avec des cordes mais j’avais rencontré une certaine frilosité et avais eu à faire face à des carences rythmiques et des problèmes sociaux qui m’ont très vite exaspérés. Avec le Quatuor Béla, c’est tout le contraire : ouverture des champs d’action, technique exemplaire, état d’esprit tourné vers le rock et les musiques nouvelles plutôt que vers le chant grégorien, jamais de discussions sur les heures sup’, les horaires… Avec toujours cette possibilité d’oser des choses sans apriorismes. Une dernière chose m’a attirée vers ce quatuor, c’est qu’il n’y a pas de premier violon ou plus exactement Julien Dieudegard et Frédéric Aurier sont premier violon à tour de rôle. Et ça tombait plus que bien vu que dans mon écriture, il n’y a pas de premier violon non plus. Ils ont les deux strictement la même importance.


Comment avez-vous créé ce concert ensemble ?

Un jour, Luc Dedreuil s’arrête chez nous, à La Bergerie afin de récupérer une valise de verres oubliée dans un train mais surtout indispensable pour une pièce de Crumb. Mais là, je vais un peu vite, je brûle les étapes. L’histoire commence par un coup de téléphone de Frédéric Aurier : « Allo, Albert, je sais que Claude est à Dijon et je n’ai pas son numéro de mobile sur moi, je t’explique : hier, nous jouions à Mulhouse et ce soir nous sommes à Besançon où l’on vient d’arriver il y a cinq minutes. Seulement, on a oublié une valise de verres dans le TGV qui arrive à Dijon dans une heure. Si Claude pouvait aller la chercher, ça serait super. Le TGV vient de Mulhouse, et nous étions voiture 16, la mallette se trouve dans le porte-bagages au dessus des places 38 et 39. On la récupèrera plus tard, nous n’en avons pas besoin pour l’instant. Donc, si tu pouvais prévenir Claude, ça nous sauverait la mise. »
J’appelai Claude qui courut en gare de Dijon-Ville et qui récupéra la valise. Et donc, une semaine plus tard, Luc Dedreuil vint récupérer la précieuse mallette chez nous, à La Bergerie et comme il était autour des midi, nous mangeâmes ensemble. C’est à ce moment qu’eurent lieu les premières discussions autour d’un nouveau spectacle à imaginer. Nous avions un peu de matériel pour commencer : les pièces que le quatuor m’avait commandées, des pièces de Travaux pratiques encore toutes fraîches et des pièces plus anciennes que Frédéric Aurier se proposait d’arranger. Les premières dates de répétitions de Si oui, oui. Sinon non furent fixées peu de temps après, le temps de trouver les organismes producteurs intéressés par ce projet.


Vous n’êtes pas un chanteur. Comment votre voix se mêle-t-elle aux instruments ? Je pense notamment à votre manière d’utiliser les bruits.

C’est vrai, je considère la voix non seulement comme véhicule de mots, de pensées, d’impressions, mais également comme instrument de percussion, comme machine productrice d’un nombre incalculable de sonorités allant de la plus douce à la plus rocailleuse, de la plus tendre à la plus agressive, de la plus voilée à la plus timbrée.
Ensuite, il suffit d’installer la voix dans le spectre sonore global en la considérant comme un cinquième instrument à cordes. Et non en l’installant devant en prétextant que c’est la voix, que c’est important, qu’il y a des textes, qu’il faut qu’on comprenne… Je suis physiquement très mal à l’aise lorsqu’une voix est trop forte dans un mixage. Dans certains enregistrements, la voix occupe 70% du spectre sonore ; quand on sait que les 30% qui restent sont réservés à l’orchestre philharmonique de cent cinquante musiciens, j’ai le droit d’être inquiet, non ?
Pareil pour tous les bruits que j’utilise, je les considère comme de véritables instruments que je mixe ou avec les instruments de percussion, ou avec les cuivres, ou avec les bois, ou avec les cordes. Tout dépend de leur texture, de leur attaque, de certaines notes produites… Un bruit n’est jamais un gadget sonore ou une illustration anecdotique. Sauf en cas d’extrême urgence : deux verres qui s’entrechoquent pour illustrer deux papes trinquant tranquilles par exemple (De Pierre à Jean-Paul dans l’album Plusieurs cas de figure M8 2001).

Propos recueillis par Pascaline Vallée

 


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